L'esprit de la critique gidienne. Autour de la bibliothèque de la Fondation Catherine Gide

Peter Schnyder
Image
Bibliothèque
Un pan de la bibliothèque des « Audides » (les photos récentes sont de P. S.)

Homme de lettres avant tout

André Gide a été, à l’image de son style, un puriste du texte. Il n’hésitait pas à condamner au pilon ses éditions qui contenaient trop de coquilles. C’est ce qu’il s’était passé, comme il le raconte lui-même dans Si le grain ne meurt, avec son premier livre, les Cahiers d’André Walter[1]. Gide était également champion des petites éditions et il aimait tester l’impact d’un texte en le publiant dans une revue d’abord – quitte à le reprendre par la suite tout en le retravaillant. Paradoxalement, il n’a jamais donné dans la bibliophilie. Le nombre de ses livres illustrés reste limité et ce sont les artistes qui en ont pris l’initiative (à commencer par Maurice Denis pour illustrer son Voyage d’Urien[2]). Gide n’a pas été un collectionneur, ni de peinture, ni de beaux livres. Il aimait soutenir ses amis peintres. Quant au livre, il devait être un facteur de libération, d’émancipation, une démonstration de conflits humains, un carrefour d’idées, mais pas un objet que l’on expose. Pour financer son voyage en Afrique-Équatoriale en compagnie de Marc Allégret, Gide n’a pas hésité à vendre une grande partie de sa bibliothèque. La préface au catalogue, publié par Champion, reste éloquente :

Le goût de la propriété n’a, chez moi, jamais été bien vif. Il me paraît que la plupart de nos possessions sur cette terre sont moins faites pour augmenter notre joie, que nos regrets de devoir un jour les quitter[3].

Ces lots, auxquels il ajoute des exemplaires – devenus rares – de ses premiers livres, « pourront amuser quelques bibliophiles, mieux capables que moi de les apprécier[4] ». Évidemment, certains de ces auteurs, qui avaient pu sympathiser avec le jeune Gide, n’ont pas été enchantés par cette vente, avec publication de dédicaces parfois personnelles. Ainsi, Henri de Régnier, agacé par les critiques de Gide à son égard, lui aurait adressé un livre où on pouvait lire : « À André Gide, pour sa prochaine vente[5] ». 

Grâce au film de Marc Allégret Avec André Gide, nous pouvons voir le salon du Vaneau avec ses murs tapissés de livres qui s’étalent également sur les tables[6]. C’était en 1950 et l’écrivain avouait, en soupirant, que l’on publiait trop. Après sa mort, en février 1951, Catherine Gide, seule héritière, a tout fait déménager en Île-de-France, à « La Mivoie », sa maison de campagne à Lévis-saint-Nom.

Déménagements

À la suite de la vente de « La Mivoie », la bibliothèque de Gide a été transportée par temps de pluie vers « Les Audides », la maison que Catherine a reprise après la mort de sa mère, en 1980. Elle a alors fait construire une aile pour héberger cette bibliothèque. Les livres du père de Gide, Paul Gide, avaient été installés par Élisabeth Van Rysselberghe dans le salon : grandes éditions d’auteurs classiques, le Grand Littré, le Grand Larousse, la Vie des animaux par Brehm, etc.

Image
Photo d'époque
Photo de la bibliothèque au salon de Cabris (autour de 1936).

Les deux bibliothèques cabrienques ont été vendues par Catherine Gide, en 2003, à Rouen nouvelles Bibliothèques (Rn’Bi), dans l’idée d’y construire un fonds patrimonial autour d’André Gide, projet abandonné faute de moyens par la municipalité. C’est Christelle Quillet qui a estampillé ces ouvrages et a mis les cotes à la disposition de la Fondation Catherine Gide[7].

Image
Quelques partitions ayant appartenu à André Gide
Quelques partitions ayant appartenu à André Gide (propriété de Rouen nouvelles bibliothèques).
Image
Partition de Brahms
Une partition ayant appartenu à André Gide (propriété de Rouen nouvelles bibliothèques).

Image retirée.

Après la mort de Catherine Gide, en avril 2013, il a fallu déménager sa propre bibliothèque ainsi que celle de sa mère, restées à Cabris. C’est la Fondation des Treilles, située dans le Var, qui a accepté le don de ces livres. Elle a permis la création du « Centre André Gide – Jean Schlumberger » (CAGJS[8]).

Image
Bibliothèque des Treilles
Une partie de la bibliothèque de la Fondation des Treilles à la « Grande Maison ».

Une bibliothèque, son catalogue et sa mise en ligne

En 1990, Catherine Gide s’est installée en Suisse. Une partie des livres de et sur Gide, restés dans son appartement parisien, ont alors enrichi la bibliothèque d’études gidiennes que Peter Schnyder avait créée. Le catalogue de base de cette bibliothèque, qui contient à peu près tout ce que Gide a écrit (avec les nombreuses correspondances) et à peu près tout ce qui a été écrit (en langue française) sur lui, a été établi par Maud Chatin et David Naegel. Il est à présent révisé par les chargés de mission de la Fondation en vue de rendre sa totalité accessible en ligne.

L’idée de cette mise en ligne est comparable au travail de compilation qui a inspiré Claude Martin et Akio Yoshii dans leur Bibliographie chronologique des livres consacrés à André Gide (1918-2020[9]) : mettre à la disposition des lettrés et des historiens la possibilité de se pencher sur la critique gidienne passée et présente. Ainsi, une grande étude sur Gide épistolier fait toujours défaut, tout comme des travaux avancés sur son style : ce qui le distingue des œuvres littéraires et critiques et de sa correspondance. Il est à souligner que le travail des critiques n’a été guère étudié : on peut citer les synthèses de Claude Martin et de Pierre Masson, l’anthologie de Michel Raimond et l’étude que prépare Paola Codazzi[10]. Dans le domaine allemand, deux travaux méritent mention : celui de Raimund Theis, André Gide, et la bibliographie de George Pistorius : André Gide in Deutschland[11].

Création de l’Association des Amis d’André Gide : regain de la recherche universitaire

À l’occasion du centenaire de la naissance d’André Gide, Claude Martin a pris l’initiative de fonder l’Association des Amis d’André Gide. Elle a eu pour effet de favoriser la recherche universitaire concernant l’écrivain. L’association a créé le Bulletin des Amis d’André Gide (BAAG) et les Cahiers André Gide (CAG) publiés par Gallimard, auxquels il y a lieu d’ajouter différentes séries, telle la Revue de Lettres modernes (LMM) chez Minard. Par la suite, de grandes thèses ont vu le jour : celles de Daniel Moutote, Claude Martin, Auguste Anglès, plus tard celles de Pierre Masson, d’Alain Goulet et, dans un esprit plus théorique, celle d’Éric Marty[12]. Des biographies ont été également publiées à la suite de celle, déjà ancienne, de George D. Painter : celles de Claude Martin, puis d’Alan Sheridan, et ensuite, la grande biographie en deux volumes par Frank Lestringant. Mentionnons également les nombreux travaux parus à l’étranger, telle la biographie d’André Gide en Italie par Antoine Fongaro ou les monographies en anglais par Patrick Pollard et, plus tard, par Tamara Levitz, etc[13].

Même si les bibliographies comme celles de Douglas W. Alden (French XX Bibliography), de la Revue d’Histoire littéraire de la France (RHLF), la Bibliographie der französischen Literaturwissenschaft d’Ingrid Klapp-Lehrmann donnent des résumés (et même de brèves évaluations des publications), il serait souhaitable que ce patrimoine critique aille au-delà. Car nous sommes d’avis que les ouvrages de Jean Delay, de Germaine Brée, d’Auguste Anglès, ainsi que de tant d’autres, reflètent, au-delà de leur intérêt spécifique pour Gide, l’esprit de leur temps, une certaine idée de la littérature, tout comme les doxas en vigueur ainsi que les modes qui favorisent telle ou telle méthode critique.

André Gide, aujourd’hui

Une génération de jeunes chercheurs a par ailleurs rédigé des monographies intéressantes sur Gide : de Sophie Angelo et Ryo Morii à François Bompaire, Augustin Voegele et Paola Codazzi : leurs travaux méritent également discussion et prolongement. Dans le même esprit, Paola Codazzi a lancé récemment à l’Université de Haute-Alsace, dans le cadre d’un post-doctorat soutenu par la Fondation Catherine Gide, l’idée de mélanger les œuvres et la pensée de l’écrivain avec notre époque. Il en est sorti un cycle de manifestations très varié, intitulé « Gide-Remix », dont il reste un témoignage vivant grâce au livre illustré André Gide aujourd’hui[14], préparé avec Martina Della Casa. Dans ce contexte, il faut également saluer les ouvertures de la critique récente, sur l’Europe, sur le mythe grec, sur Gide et la latinité, sur Gide et l’Argentine avec André Gide et Victoria Ocampo. D’autres études sont en préparation, sur Gide et Pirandello, sur Gide et l’Italie. Par ailleurs, la Fondation Catherine Gide a fait don de plusieurs lots de livres de et sur Gide au Learning Center de l’Université de Haute-Alsace, en mettant l’accent sur les traductions récentes des œuvres du Prix Nobel.

Une voie originale a été entreprise par Ambre Philippe, directrice de la Fondation Catherine Gide, qui a cherché à connaître l’impact de Gide, son œuvre et sa personnalité, dans plusieurs pays. Il en est résulté un film et un livre[15]. Elle s’occupe de la rédaction des « Carnets Gide », qui s’inspire des archives pour « faire remonter à la surface du web une mémoire utile pour le présent ». Ces carnets donnent lieu à des découvertes surprenantes et contribuent ainsi à garder vivante la bibliothèque et les archives de la Fondation. Car qui sait y circuler se rend vite compte que ces témoignages écrits pullulent de vie.

Image
Vue
Vue d’une des maisons de la Fondation des Treilles (Tourtour, Var).

Prix des archives littéraires

En collaboration avec la Fondation des Treilles, la Fondation Catherine Gide met au concours un Prix des archives littéraires. Le boursier aura la possibilité de travailler dans les deux fondations, en bénéficiant d’un salaire mensuel de 2650 euros pour la durée de la bourse.

La Fondation Catherine Gide accueille également des stagiaires qui pourront travailler à la Fondation et y loger, avec la rémunération légale[16].Image retirée.

Image
Cabinet de travail, archives d'Olten
Le cabinet de travail de la Fondation Catherine Gide (Olten, Suisse).

[1] Si le grain ne meurt, dans Souvenirs et voyages. – Les pages qui suivent laissent de côté l’édition des œuvres d’André Gide, qui va bon train, et qui justifie à notre avis que ne soit pas perdue de vue l’évolution de la critique littéraire gidienne.

[2] Publié en 1893 par la Librairie de l’Art indépendant. – Voir P. Schnyder, « De Maurice Denis à André Thévenet et Henry Moore. André Gide et le beau livre, dans R. Bollhalder, O. Millet, A. Vanoncini (dirs), Plaisirs et désirs du livre : Hommage à Robert Kopp, Paris, Champion, 2004, p. 195-213.

[3] Catalogue de Livres et Manuscrits provenant de la Bibliothèque de M. André Gide. Avec une préface de M. André Gide, Paris, Édouard Champion, 1925, p. 5. – La vente a eu lieu les 27 et 28 avril 1925 à l’Hôtel Drouot. (Le commissaire-priseur était Me Charles Queille.)

[4] Ibid.

[5] Il s’agit de Proses datées d’Henri de Régnier, Paris, Mercure de France, 1925 (en ligne sur Gallica.bnf.fr).

[6]   Panthéon Productions, 1952. Pour le DVD : Doriane Films, Paris, 2019.

[7]  Voir www.rnbi.rouen.fr et le catalogue la « Bibliothèque d’André Gide » sur le site de la Fondation Catherine Gide (www.fondation.catherine.gide.org). Le lot cédé contenait également un nombre important de partitions de Gide. Le catalogue de cet ensemble est en cours grâce à l’initiative d’Olivier Diard.

[8] Le catalogue de la bibliothèque du CAGJS de la Fondation des Treilles peut être consulté (https://catalogue.treilles.biblibre.com).

[9] Publication de l’Association des Amis d’André Gide, Saint-Georges-d’Orques, 2021.

[10] Cl. Martin, André Gide, Les écrivains de toujours, Paris, Seuil, 1963 (entre autres publications). P. Masson rend régulièrement compte d’ouvrages de critique dans le BAAG qu’il dirige depuis 1992. M. Raimond a publié Les Critiques de notre temps et Gide (Paris, Garnier Frères, 1971) ; Paola Codazzi prépare un ouvrage sur la critique gidienne entre 1951 et 1969 (à paraître aux Éditions Classiques Garnier).

[11] R. Theis, André Gide, Darmstadt, « Erträge der Forschung », Wiss. Buchgesellschaft, 1974 ; G. Pistorius, André Gide und Deutschland. Eine internationale Bibliographie, Heidelberg, Carl Winter, 1991.

[12] Il est intéressant de constater un glissement d’approches historiques (Claude Martin) vers une approche thématique (Pierre Masson, Alain Goulet). Il faut également saluer la variété de ces travaux : Si Daniel Moutote s’est attaché à l’étude du Journal de Gide, Auguste Anglès a pris sur lui de refaire l’histoire de La Nouvelle Revue française. – L’étude de Pierre Masson sur Gide et le voyage sera publié sous une forme remaniée aux Éditions Classiques Garnier : Poétique de l’espace dans l’œuvre d’André Gide.

[13] A. Fongaro, Bibliographie d’André Gide en Italie, Florence, Sansoni Antiquariato, 1966, P. Pollard, André Gide. Homosexual Moralist, New Haven, Londres, Yale univ. press, 1991 ; T. Levitz, Modernist Mysteries: Perséphone, Oxford, New York, Oxford univ. press, 2012.

[14]  Mulhouse, Médiapop Éditions, 2023.

[15] A. Philippe, Après le livre. Une enquête sur André Gide, Fondation Catherine Gide, 2016, 90 minutes (libre accès : https://vimeo.com/176650330), et André Gide, autour du monde. Un carnet de voyage gidien, Paris, Orizons, « Grands formats », 2019 [ill.].

[16] Voir : www.fondations-des-treilles.com : « Candidature au prix des archives du Centre André Gide – Jean Schlumberger » ; www.fondation-catherine-gide.org : « Prix des Archives ». Pour les stages, il faut s’adresser à la directrice de la FCG (dont les coordonnées sont données dans la page de présentation de la fondation).