Entretien avec Camille Koskas, chercheuse pour le projet RAGS

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Camille Koskas
Camille Koskas à Paris, en 2018 © Ambre Philippe

Pourrais-tu décrire le projet RAGS en quelques mots ?

Le projet RAGS entend mettre à la disposition de tous une cartographie mondiale des différentes ressources archivistiques disponibles autour d’André Gide. L’ambition du projet est de donner une vue globale des multiples ramifications d’un fonds au caractère particulièrement éclaté et dispersé, en se concentrant en particulier sur les ressources les moins visibles pour le chercheur, celles qui ne sont pas visibles sur les catalogues de recherche comme le CCFR (collections privées, institutions dont les collections gidiennes ne sont pas référencées).

Comment a commencé pour toi l’aventure RAGS?

J’ai rejoint le projet en septembre 2017. J’ai eu connaissance de ce projet grâce à Claire Paulhan, qui est membre de l’équipe, et à Olivier Bessard-Banquy, qui venait de passer plusieurs mois en résidence à la Fondation des Treilles. Ce qui m’a tout de suite beaucoup intéressée dans le projet, c’est l’exploration des liens entre le numérique et l’archive, et la réflexion sur la manière d’utiliser le numérique pour valoriser les documents, appréhender les différents massifs d’archives dans leur complexité…

Je mène aussi depuis 2013 un projet intitulé « HyperPaulhan », dans le cadre du Labex OBVIL, où j’ai fait mon doctorat, et en partenariat avec l’IMEC. Le projet est très différent par sa forme, puisqu’il se présente plutôt comme une base de données, mettant à disposition de tous images et transcriptions d’une partie des correspondances inédites de Jean Paulhan, déposées à l’IMEC. Malgré ses spécificités, ce projet m’a amenée à me confronter à des questions que j’ai retrouvées dans le projet RAGS, et qui dessinent des territoires que la recherche doit, à mon sens, investir. Quels bénéfices attendre de l’outil numérique pour naviguer au sein de corpus d’archives prolifiques ? Quelle méthodologie construire pour mener à bien ce type de projet ? Ce sont aussi des projets qui sont le fruit d’une réflexion collective, rassemblant différents types d’acteurs (universitaires, mais aussi institutions, bibliothèques, musées, centre d’archives, ingénieurs, sociétés d’amis, collectionneurs privés, ayants droit), qui ont chacun leur pierre à apporter. J’ai donc rejoint la petite équipe de travail constituée d’Anne Bourjade, Valérie Dubec-Monoyez, Ambre Philippe, Loïc Fuentes, Pascal Sanz, Laurent Gayard et Claire Paulhan, avec qui nous avons travaillé à définir la méthodologie du projet et à localiser les différents types d’archives.

À qui s’adresse RAGS?

Le projet s’adresse à toute personne s’intéressant à l’œuvre et à la trajectoire d’André Gide et cherchant à avoir une appréhension globale des ressources archivistiques disponibles autour de Gide, ou à localiser un ensemble de documents en particulier (correspondances, manuscrits d’œuvre). Nous travaillons en lien étroit avec les spécialistes de Gide, que l’outil numérique doit servir au mieux : ils sont les plus à même de nous indiquer leurs besoins et attentes concernant la mise en place de la cartographie. Mais encore, une fois, elle ne s’adresse pas à un public strictement universitaire, mais à toute personne intéressée par la figure de Gide, et par le rôle des archives dans notre connaissance de la vie littéraire du 20esiècle.

Quelle est la part d’intuition et de méthodologie à investir dans ce type de recherche?

Je n’ai pas l’impression que l’intuition ait joué un rôle très important dans ma recherche, car je ne connaissais pas suffisamment au départ le champ des archives gidiennes. Bien sûr, au vu de l’itinéraire d’André Gide, on se doute que des institutions doivent détenir des archives gidiennes en Italie ou en Allemagne, même si on ne parvient pas immédiatement à les localiser… De là à parler d’intuition… Je dirais que l’équilibre est plutôt à trouver entre l’établissement d’une méthodologie rigoureuse, et le hasard de certaines rencontres, qui ont orienté ce travail vers des pistes auxquelles je n’aurais évidemment pas pensé seule. L’élaboration de la méthodologie est un point décisif : elle a mobilisé des efforts collectifs, des acteurs différents (archivistes, ingénieurs, bibliothécaires, chercheurs), afin de « couvrir » les différents champs que le projet embrasse. Ces discussions ont aussi permis de définir des objectifs prioritaires qui ont guidé le travail. C’est important, car le projet peut facilement prendre des dimensions titanesques : où placer le curseur, entre la description exhaustive des documents, et la localisation du nombre le plus important possible de fonds d’archives gidiennes ? Nous avons choisi de privilégier le repérage géographique des ressources peu visibles pour le chercheur. Parmi ces priorités, figure aussi la mise à l’épreuve d’un modèle de notice élaboré collectivement afin de décrire les documents de la manière la plus efficace possible. Enfin, troisième point essentiel de ce programme, l’identification de personnes-ressources susceptibles de guider la recherche, de partager leurs connaissances, mais aussi de relayer les informations.

Une fois cette méthodologie mise en place, l’évolution du projet dépend très largement des rencontres avec ceux dont les connaissances ont permis d’aiguiller la recherche. L’appui qu’ils ont apporté à cette quête s’est révélé d’autant plus précieux qu’il nous a fallu faire appel à des personnes appartenant à des institutions diverses et offrant des éclairages différents en fonction de leur domaine de compétence, et de la place que la figure de Gide a occupée dans leur propre itinéraire : archivistes et conservateurs, éditeurs et libraires, collectionneurs et amateurs passionnés, universitaires et spécialistes de Gide ont été sollicités — et le sont toujours — et ont répondu généreusement à l’appel. J’insiste encore une fois sur le caractère particulièrement éclaté des fonds Gide, en France et à l’international, ce qui rend très précieux le concours de chercheurs de différentes nationalités. De même, la prise de contact avec certains collectionneurs privés nécessite l’aide et les conseils de personnes ayant une bonne connaissance de ces réseaux. De mon côté, j’ai surtout l’impression que mon rôle a été tourné vers la collecte et la mise en ordre de ces informations.

Cela fait plus d’un an que tu travailles sur ce projet. Que peux-tu nous dire à ce stade de la façon dont vivent les archives, dont elles se transmettent, disparaissent ou réapparaissent?

Je dirais que ce n’est pas une question facile… Je n’avais pas conscience, avant de me lancer dans ce projet, du fait que l’archive était aussi un objet de spéculation, une pièce de collection vouée à circuler de main en main. Une catégorie de documents pose donc des difficultés spécifiques : nous les avons appelés, « l’existant non localisé » et nous désignons par ce terme toutes les lettres et documents mentionnés par les salles de vente, mais dont le propriétaire n’est pas connu. Certes, les alertes des grandes maisons de vente comme Drouot ou Christie’s, les catalogues de vente disponibles sur le Net permettent de retrouver les traces suivies par ces documents, voire d’en lire des résumés ou d’en visualiser des reproductions. Là encore, il s’agit assurément d’un précieux gisement d’informations utile pour les recherches gidiennes et probablement peu exploité, faute d’outil capable de les centraliser. Pour autant, cette masse d’informations disparates se révèle difficile à interroger, mais aussi à intégrer au projet au stade où nous en sommes actuellement. Faut-il mentionner ces documents dont la localisation est inconnue ? Faut-il intégrer un catalogue d’images numérisées et/ou des résumés de ces documents, en fonction des informations que nous récoltons ? Et si oui, sous quelle forme ?

J’aurais donc tendance à répondre selon deux perspectives : la première renvoie au fait que la pérennité des données est une vraie question, lorsqu’on s’attelle à ce type de projet. Ce, qu’il s’agisse des institutions (nouvelles acquisitions, transferts de collection, avancements des inventaires, documents retrouvés) ou de manière plus problématique encore, des collections privées dont les pièces peuvent être dispersées dans le cas d’une succession, ou d’une vente. Le projet RAGS ne peut donner qu’une photographie d’un moment du réseau dans lequel circulent les archives gidiennes : une photographie qui a de fortes chances de rassembler des informations pérennes pour un bon bout de temps en ce qui concerne la plupart des institutions, mais qui doit être appréhendée de manière plus prudente en ce qui concerne les collections privées. Les archives nous confrontent nécessairement à cette question des temporalités, et de l’emboîtement de différentes temporalités (celle du projet lui-même, celle de la constitution des collections et de leur référencement, celle de la spéculation…). Toute cartographie reste une photographie et il faudra veiller à ce que la date de mise en ligne des informations apparaisse clairement. Après, pour enchaîner sur une note plus optimiste, je dirais que l’outil numérique, par sa plasticité, ses possibilités d’évolution, constitue une chance formidable pour cartographier ses réseaux et leur évolution, leur mobilité permanente. L’outil numérique nous offre la possibilité d’enrichir et de modifier nos données, même si cela demande un travail de veille important : cela renforce encore une fois la nécessité d’une collaboration étroite avec nos partenaires, afin que ce projet collectif reflète au plus près l’état des archives gidiennes et de leur évolution.