“Gide l’inattendu” : Pierre Antonelli
Depuis le 7 juin et jusqu’au 20 juillet, la Galerie Gallimard accueille une exposition consacrée à André Gide, rendant à la fois hommage au fondateur de La NRF et à cet aventurier de l’écriture « attaché à garder les yeux ouverts sur l’inconnu, l’étranger et l’inconvenant ». La Fondation Catherine Gide a, pour l’occasion, sorti de ses archives photographies et documents, mais également soutenu le travail de deux artistes : Juliette Solvès et Pierre Antonelli. Pierre Antonelli revient ici sur son travail « Je rêve », premier diptyque d’une série intitulée Gide visible.
Je rêve
Le diptyque Je rêve, premier de la série Gide visible, se compose des lignes noires sur fond blanc d’un dessin abstrait associé à une image de mots en couleurs. Cette dernière comprend quatre dimensions, soit quatre sens de vision-lecture, orientée en format dit portrait à partir de l’entrée Je rêve. Chacune des 64 lignes suit une direction linéaire de gauche à droite, depuis l’extérieur vers l’intérieur, selon un mouvement giratoire. La continuité graphique est obtenue avec un crayon gris. L’usage conventionnel du nom des couleurs (par exemple « le ciel = bleu », « la nuit = noire ») n’a pas été suivi (le nom « ciel » sera dessiné en jaune, rouge…), clin d’œil aux peintres symbolistes, mais aussi marque du passage d’un livre à l’espace pictural.
Une approche descriptive du diptyque nous mettrait en présence, d’une part, d’un dessin de mots manuscrits visibles ou lisibles et, d’autre part, de lignes irrégulières comprises dans les limites d’une forme rectangulaire.
Le diptyque s’intitule Je rêve, locution finale du Voyage d’Urien écrit par Gide en 1892, imagé plutôt qu’illustré par Maurice Denis en quête d’une continuité plastique avec le récit. Les premières lignes procèdent d’extraits choisis, suivies de passages, avant quelques références à la correspondance Gide-Denis ; puis, viennent des citations du Journal de l’écrivain (année 1892), ensuite, de nouveaux passages du récit vers le dernier mot, Je rêve, symétrique au premier ; du rêve au rêve.
Il s’agit de montrer le rapport classique image-texte à travers ce Voyage dont la prose extrêmement élaborée explore les ressources lexicales de « l’imagerie » littéraire. Les choix stylistiques et thématiques opérés par Gide en font un prototype symboliste, néanmoins proche dans sa conception de l’esthétique classique. Le théâtre de Racine, notamment, contient son propre matériau à la fois significatif et décoratif.
Là où la dramaturgie classique ne nécessite qu’une mise en scène élémentaire (la langue écrite, comme déclamée, porte ses visualités et sonorités), Le Voyage d’Urien n’aurait pas davantage besoin d’illustration, sa prose poétique convoquant dans le mot ses images, dans la représentation ses résonnances. D’où la nuance apportée à la collaboration Gide-Denis, de la recherche d’une symétrie littéraire et plastique.
D’autre part, le diptyque conjugue un dessin abstrait qui ne représente rien — de narratif — avec une image pourvoyeuse de sens figuratif : les mots du Voyage d’Urien représentent autant qu’ils impriment une trace graphique. Tout en courbes et ondulations, les images de Denis répondent au texte de Gide, limitrophe d’une atmosphère surnaturelle. L’utilisation des crayons de couleur tend à équilibrer la douceur du pastel avec l’angulosité des majuscules.
Voit-on Je rêve comme une image et/ou un texte transcrit ? Sommes-nous poussés à le lire, à le regarder ou bien à le voir ? Les quatre dimensions, avec leurs entrées respectives, permettraient quatre accrochages différents en accord avec la rotation des lignes, qui demeurent lignes là où les frontières du cadre intérieur tendent à s’estomper.
Le style de Gide atteint presque, avec Le Voyage d’Urien, à un point de saturation. La part de Maurice Denis double l’iconographie du récit d’une imagerie extérieure, fragile équilibre de l’ut poesis pictura d’Horace (« la peinture comme la poésie ») dénoncée plus tard par Gide (L’Abandon du sujet, 1937). Paul Valéry soulignait le risque pris par ce dernier de disparaître, absorbé par la mécanique de l’art littéraire (« Tu t’efforces trop vers ton livre — pas assez vers Toi », Correspondance Gide-Valéry, p. 251, Gallimard).
À quoi reconnaît-on un style, entre œuvre et artiste, qu’y reconnaît-on ? Gide incarne aujourd’hui un modèle stylistique. Sa singularité s’est construite, sans doute nourrie de la mise en garde formulée par Valéry, afin de ne pas être recouvert, si l’on veut, par le style des autres. Ainsi, Le Voyage d’Urien représente-t-il peut-être une étape supplémentaire vers l’invention propre de l’écrivain. D’après Flaubert, la continuité définit le style ; mais laquelle ? Celle entre l’œuvre et l’auteur, celle entre les œuvres ? S’agit-il de spécifier une alchimie qui contribuerait à effacer, depuis l’extérieur de l’œuvre jusqu’à l’intérieur, ce qui sépare la personne du personnage ? L’auteur, la personne, devient personnage, non pas nécessairement de son œuvre — fût-elle autobiographique — mais un personnage anonyme à l’œuvre. Un risque supplémentaire à celui identifié par Valéry ou bien la condition sine qua non de toute pratique artistique. Aussi remarquable que ceux de ses contemporains Céline, Proust, Ramuz, Artaud… le style de Gide s’en distingue comme un tableau de Seurat se différencie d’un Van Gogh, d’un Richter, voire de tels plis stylisés d’un drapé médiéval. Les spectateurs-lecteurs jouent sur un paradoxe, ils confortent (nous confortons) le statut ambigu de l’auteur en le reconnaissant et choisissant parmi des artistes qui leur demeureront, tous autant qu’ils sont, à jamais inconnus. Ils engagent un dialogue avec des absents, un monologue pluriel.
Dès que l’on déplace la manière de l’artiste d’un genre à l’autre, du livre au tableau comme avec ce diptyque, qu’advient-il ? Reconnaîtra-t-on le Gide du Voyage d’Urien dans le dessin Je rêve ? Peut-être les connaisseurs identifieront-ils les mots gidiens en dépit de leur métamorphose à rebours, retour à l’état manuscrit. Des différences persistent, incompressibles : le tableau est vu dans son unité finie, tandis que la lecture d’un livre, linéaire, progresse en quête de fin. Si le spectateur d’une image la complète, selon Klee, imitant jusqu’à son terme indécidable le geste créateur, le lecteur n’accordera aucun rôle à la graphie uniforme des mots imprimés ; il poursuit, sans y prêter attention, sa lecture.
Juxtaposer un dessin abstrait (composé de lignes, motif commun entre écriture et dessin), c’est d’abord proposer un rapport de tension du noir et blanc aux couleurs, avant d’apercevoir des mots en image. Voit-on une image là où l’on pourrait la lire ? L’interrogation subsiste, elle prend une acuité particulière lorsque l’on considère l’image mobile d’un écran électronique sur lequel on lira et verra — regardera — successivement un film, un livre, un tableau… ici, sur ces papiers, les images requièrent de l’immobilité. Pour autant, la différence-ressemblance du dessin et du mot tient peut-être à un simple degré d’articulation entre la main qui voit et l’œil qui trace.