Chopin retrouvé : Gide, un classique visionnaire

Augustin Voegele

Sur : André Gide, Notatki o Chopinie, Cracovie, Astraia, 2007, avec un disque par Rafał Blechacz, Jacek Kortus, Timo Herman Latonen, Wei-Chi Lin, Aleksandra Mozgiel, Zbigniew Raubo, Jerzy Romaniuk, Wen-Yu Shen, Edward Wolanin et Takashi Yamamoto ; et André Gide, Chopin üzerine notlar, Istanbul, Can Yayınları, 2010, avec un disque par Idil Biret.

Le Chopin d’André Gide : voilà une figure fascinante, aux contours essentiellement littéraires, mais qu’on voudrait voir prendre corps, musicalement. En effet, comme le note Nikol Dziub dans un article à paraître dans les Actes du colloque Écrire avec Chopin (Mulhouse, juin 2018, publication prévue en avril 2020 aux Éditions Honoré Champion), Gide fait « de la musique l’objet d’une lecture silencieuse qu’appellerait plutôt la littérature » : ennemi de la virtuosité et des vains effets pathétiques qui font « valoir le tempérament de l’exécutant » plus que « l’excellence du morceau » (Journal, 12 novembre 1915), il rêve à un Chopin dépouillé de ses atours romantiques, et dont l’existence sonore ne serait plus réelle, concrète, physique, mais virtuelle, idéale, intérieure. 

C’est là que réside le paradoxe inhérent à toute entreprise consistant à tenter de restituer, au concert ou au disque, le Chopin de Gide : il s’agit de réincarner, sans la dénaturer, une figure d’artiste constitutivement immatérielle. L’exercice est d’autant plus périlleux que presque aucun pianiste ne sut trouver grâce aux oreilles de Gide. Certes, l’écrivain fait l’éloge d’Anton Rubinstein et d’Ignace Paderewski – mais c’est parce que l’un comme l’autre sont pour lui des pianistes du passé qui, pour être éloignés de lui dans le temps, gagnent un nimbe d’irréalité ; et certes, il considère le père abbé qu’il rencontre au mont Cassin en 1909 comme l’interprète idéal du compositeur polonais – mais c’est parce que le saint homme lit Chopin sans le jouer. Les pianistes contemporains de la publication des Notes sur Chopin (1931 pour la première version, 1949 pour la version définitive), eux, ne savent pas gagner le cœur de Gide, qui exècre Cortot, méprise Arthur Rubinstein, et ne montre que de la condescendance à l’égard de Dinu Lipatti (lequel était pourtant peu enclin à la virtuosité gratuite). Son aversion pour les pianistes de son temps est résumée dans une note diaristique du 5 novembre 1928 : « TSF de la Tour Eiffel. Une virtuose inconnue (de moi) vient estropier le dix-septième Prélude de Chopin. Se peut-il que certains se pâment là-dessus ? Je n’y vois plus que vulgarité presque hideuse, affectation et sentimentalisme niais. » Puis elle s’exprime à nouveau de manière très explicite dans une lettre envoyée à Saint-John Perse quelque deux décennies plus tard, en novembre 1949 : « Invité à ouvrir le “disque d’honneur” à la mémoire de Chopin, la radio m’a fait entendre hier quelques enregistrements de nos virtuoses les plus célèbres, afin que je choisisse les morceaux qui devraient suivre ma courte allocution. Cortot, Brailowsky, Casadesus, Dinu Lipatti... mieux vaut présenter un ou plusieurs enregistrements d’[Arthur] Rubinstein, […] en exemple de ce que je combats. »

Bref, peut-on penser que les pianistes du XXIe siècle auraient mieux plu à Gide que ceux des années 1930-1940 ? Ce n’est pas exclu. Dans la leçon à Annick Morice filmée par Marc Allégret, Gide souligne que les conseils qu’il va donner à sa jeune élève ne vont « pas du tout dans le sens de la réussite telle qu’on peut l’attendre » d’une élève de conservatoire. Mais les temps ont changé (même si, comme le souligne Michaël Levinas dans sa préface à la republication des Notes sur Chopin par Gallimard en 2010, les « maîtres du Conservatoire de Paris des années 1920 jusqu’aux années 1950 » prenaient soin de lutter contre « le son instrumental trop ostentatoire »), et ce que l’on demande aujourd’hui aux apprentis pianistes, c’est précisément de vaincre la tentation de la virtuosité, afin de faire ressortir le classicisme essentiel de Chopin.

En 2007 et 2010 ont paru deux disques qui prouvent que le Chopin des trente dernières années est sans doute plus gidien que celui du milieu du XXe siècle. Le premier, offert en supplément à la traduction polonaise (Cracovie, Astraia) des Notes sur Chopin, réunit des enregistrements que l’on doit à Rafał Blechacz, Jacek Kortus, Timo Herman Latonen, Wei-Chi Lin, Aleksandra Mozgiel, Zbigniew Raubo, Jerzy Romaniuk, Wen-Yu Shen, Edward Wolanin et Takashi Yamamoto – bref, une pléiade de virtuoses capables de dompter leur virtuosité. Le second, associé à la traduction turque (Istanbul, Can Yayınları) de l’opuscule musicographique de Gide, reprend des enregistrements de l’immense pianiste turque Idil Biret datant de 1991. Aucun des deux disques, donc, ne présente des enregistrements réalisés en vue de restituer le Chopin de Gide – au contraire, ils associent a posteriori ces versions récentes aux Notes sur Chopin. Mais ils n’en sont que plus révélateurs d’une curieuse adéquation entre un mélomane dont on vient de fêter les 150 ans et le Chopin du XXIe siècle ; ce qui tendrait à prouver que Gide était visionnaire, en musique comme en littérature et en politique, et que, résistant opiniâtrement aux travers de son temps, il sut, tout en étant d’arrière-garde (c’est-à-dire en étant fidèle contre vents et marées au Chopin original, dont son époque rejetait le classicisme comme anachronique, voire intempestif), être d’avant-garde, et deviner que les pianistes de l’avenir sauraient redécouvrir dans l’œuvre de Chopin la « plus pure des musiques ». 

 

Augustin Voegele est pianiste, docteur ès lettres. Lauréat du Prix de thèse 2017 de l’Université de Haute- Alsace et récipiendaire du Prix 2017 de la Fondation Catherine Gide et de la Fondation des Treilles pour un programme de recherche portant sur les usages gidiens de la musique, il enseigne actuellement à l’Université de Lorraine. Il est l’auteur de deux essais (Morales de la fiction, Paris, Orizons, 2016 ; De l’unanimisme au fantastique. Jules Romains devant l’extraordinaire, Oxford, Peter Lang, 2019), et a tout récemment enregistré le CD « Chopin par André Gide ».