André Gide et son emploi raffiné d'un mot-clé : la "joie"

Peter Schnyder

Après le colloque international à Ravello (Italie)

Deux universitaires italiennes, Emilia Surmonte et Carmen Saggiomo, ont invité une bonne douzaine de chercheurs à Ravello, sur la côte amalfitaine, pour questionner un mot dont Gide se sert souvent, mais sans jamais le dépouiller de sa charge spirituelle, émotive et même charnelle : le mot « joie ». Mot qui traverse toute son œuvre comme un leitmotiv, lié pendant longtemps à un noyau sémantique spirituel et même religieux (à rapprocher de la félicité sinon de la béatitude).

Au travers de son œuvre, Gide associe la joie à la récompense d’un effort – un peu dans le sens du vers d’Apollinaire dans son poème Le Pont Mirabeau : « La joie venait toujours après la peine ». La joie s’obtient, peut s’obtenir, mais il faut tenter de la rendre constante, en faire un principe de vie. Le travail constant et patient de l’écrivain en est le garant le plus sûr. Il peut devenir un mode d’emploi pour ses lecteurs. Car Gide est conscient qu’une vraie joie est une chose sérieuse : verum gaudium res severa. Son bonheur prend ainsi essor sur une morale de l’artiste. Peu à peu, il accepte de relier la joie à la joie de vivre,  sans renier les exigences de la chair, longtemps éconduites.

Un autre aspect étudié lors du colloque, c’est l’usage du mot lors de ses séjours en Italie :

Noblesse, grâce et volupté. Car aucune mollesse, ici, n’accompagne la joie de vivre. À travers l’exubérance des vignes, partout se voit l’effort de l’homme et le triomphe de l’esprit. Sur aucune autre terre, sans doute, le mariage n’est-il plus heureux, de la végétation et d’une architecture audacieuse, où souvent le festonnement des pampres vient tempérer d’un sourire un excès de sévérité. Noblesse ; ce mot me hante, en Italie – où la plus sensuelle caresse rejoint la spiritualité. (Sorrente, 5 août 1937, Journal 1926-1950, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1997, p. 562).

Mot fort important dans le contexte gidien, puisqu’il revient, avec une belle régularité et un emploi toujours conscientisé, plus de six cents fois dans toute l’œuvre gidienne comme le rappelle Jean-Michel Wittmann. Le chercheur messin a examiné cette œuvre, à l’instar de Marco Longo (Catagne) et de Marine Parra (Strasbourg) « entre éthique et esthétique » – alors que Pierre Masson (Montpellier), Fabio Libasci (Varèse) et Angelo Zotti (Caserte) se sont penchés sur « Les paysages de la joie ».

« L’écriture de la joie » a été étudiée de plus près par Vincenzo Mazza (Paris), Marion Moll (Metz) et Paola Viviani (Caserte) et – également en complément – « L’écriture de la joie et ses émotions » par Emilia Surmonte (Potenza), Carmen Saggiomo (Caserte) et Michele Costagliola d’Abele (Naples).

Lors du colloque, deux ouvrages (parus à Paris, aux Éditions Classiques Garnier) ont été présentés : Le premier tome du Théâtre complet d’André Gide par Vincenzo Mazza, et L’Écriture d’André Gide à la lumière de Luigi Pirandello. Quant au théâtre de Gide, il contient une littérature d’avenir. L’humorisme de Pirandello est proche de Gide et les incursions des deux auteurs dans les deux cultures méritent de revisiter la vie culturelle des deux pays avec ses contaminations et ses réticences réciproques.

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Ravello

Le colloque a eu lieu dans la prestigieuse Villa Rufolo à Ravello les 2 et 3 mai 2024. Ferruccio Ferrigni (Naples) n’a pas tardé à parler de la côte amalfitaine et de ses paysages joyeux, puisque Gide a beaucoup séjourné dans la région, et qu’un de ses derniers textes est intitulé À Naples (1950). Ravello est mentionné par ailleurs dans L’Immoraliste :

La route de Ravello à Sorrente est si belle que je ne souhaitais ce matin rien voir de plus beau sur la terre. L’âpreté chaude de la roche, l’abondance de l’air, les senteurs, la limpidité, tout m’emplissait du charme adorable de vivre et me suffisait à ce point que rien d’autre qu’une joie légère ne semblait habiter en moi ; souvenirs ou regrets, espérance ou désir, avenir et passé se taisaient ; je ne connaissais plus de la vie que ce qu’en apportait, en emportait l’instant. (L’Immoraliste, Romans, récits…, t. I, Bibl. de la Pléiade, 2009, p. 627.)

L’emploi de ce mot, qui a déjà fait la joie de Jean-Jacques Rousseau (notamment dans la Cinquième rêverie du Promeneur solitaire), ou de Philippe Jaccottet (« Le mot joie ») a permis, dans une ambiance aussi agréable que studieuse, due aux deux organisatrices infatigables, sans oublier le bel accueil à la somptueuse Villa Rufolo par le Centro universitario europeo per i beni culturali, de pratiquer ce que le regretté Jean Bollack a pu appeler « une lecture insistante ».

On se réjouit d’ores et déjà de tenir entre ses mains les actes de ce colloque passionnant.

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