“Gide l’inattendu” : Juliette Solvès

Juliette Solvès

Depuis le 7 juin et jusqu’au 20 juillet, la Galerie Gallimard accueille une exposition consacrée à André Gide, rendant à la fois hommage au fondateur de La NRF et à cet aventurier de l’écriture « attaché à garder les yeux ouverts sur l’inconnu, l’étranger et l’inconvenant ». La Fondation Catherine Gide a, pour l’occasion, sorti de ses archives photographies et documents, mais également soutenu le travail de deux artistes : Juliette Solvès et Pierre Antonelli. Juliette Solvès décrit ici son installation « GAIRDTE - Entrelacs gidiens » :

André Gide peut être envisagé comme un prototype de la forme associative, juxtaposée, qui trouve une juste incarnation dans son Journal, mais aussi dans sa position solaire au sein d’un groupe de gens qui gravitaient autour de lui et entre lesquels il chercha à créer des liens.

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Expo Gide inattendu à la Galerie Gallimard

Conçue comme un polyptyque, qui dispose précisément de parties séparées, mais regroupées dans un cadre fédérateur, cette installation souhaite donner à voir l’amplitude des intérêts de Gide dans le champ de l’art en général, où il était à la fois créateur et récepteur (auteur, lecteur, « regardeur », spectateur, interprète, auditeur). Les différentes sphères artistiques à travers lesquelles il évoluait se rapportent aux lettres, au spectacle vivant, aux arts visuels : le livre / la littérature, la poésie plus spécifiquement, les arts plastiques, le théâtre, la musique. Les évoquer, c’est toucher à ce qui l’a sans doute le plus animé, ému, travaillé dans sa vie.

Des cases, donc, des cellules, des contraintes, si utiles à l’art selon Gide. Car :

« L’art est toujours le résultat d’une contrainte. [...] Il aime faire éclater ses gaines, et donc il les choisit serrées. [...] L’art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté. » (« De l’évolution du théâtre », 1904)

D’abord le livre / la littérature, grande affaire de la vie de Gide, lui qui écrit bien sûr, mais lit sans réserve, sans retenue, sans cesse. Il y a le texte — les auteurs qu’il admire —, mais aussi la fabrication de l’objet livre, à laquelle il participait. La poésie a un statut séparé, art à part entière, art majeur incarné par son grand maître Mallarmé.

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Expo JS

La peinture est ici le représentant des arts plastiques : Gide a évolué dans un monde d’artistes, allant aux divers salons, acquérant et commandant des œuvres, modèle lui-même de façon régulière.

Le théâtre est un art ambivalent pour lui : Gide écrit des textes dramatiques, aime passionnément Racine, mais est un piètre spectateur, toujours insatisfait, souvent incapable de voir un spectacle jusqu’au bout.

La musique enfin constitue une sorte de jardin secret : le piano — résumé par Chopin —, qu’il pratique toute sa vie, a toute sa ferveur, son attention.

Une véritable nourriture.

Dans chacune de ces parties, « ça parle ». Gide en effet « parle » sans cesse, passe son temps à formuler et à mettre en mots. L’ensemble est donc alimenté par de nombreuses citations extraites de ses écrits (JournalEssais critiques [articles de presse, préfaces, études, etc.], correspondance, Cahiers de la Petite Dame) et complété d’un système audio – la lecture à haute voix fut pour lui une pratique constante.

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moulage mains Gide piano

Gide et le théâtre

Maquette de scénographie : bois, Canson imprimé, tissu, papiers divers, rodoïd imprimé, fil de nylon, goupilles fendues, guirlande lumineuse à leds, fil de cuir.

Personnages :

- Lafcadio Wluiki, Geneviève de Baraglioul et Amédée Fleurissoire (d’après les projets de costumes de Jean-Denis Malclès pour Les Caves du Vatican, mise en scène Jean Meyer, Comédie-Française, 1950 [archives de la Comédie-Française]) ;

- Œdipe et Antigone (photo Manuel Frères, Œdipe, mise en scène Georges Pitoëff, théâtre de l’Avenue,

1932 [BnF]) ;

- le frère puiné et l’enfant prodigue (photo B. Lipnitzki, Le Retour de l’enfant prodigue, mise en scène Jean Marchat, théâtre des Mathurins, 1949 [BnF]) ;

- Perséphone (maquette de costume d’André Barsacq pour le ballet Perséphone, musique Igor Stravinsky, mise en scène Jacques Copeau, Opéra de Paris, 1934 [BnF]) ;

- Saül (photo de presse H. Manuel, Saül, mise en scène Jacques Copeau, théâtre du Vieux-Colombier, 1922 [BnF]).

Décor : le compartiment d’un wagon, 13e tableau, d’après le projet de Jean-Denis Malclès pour Les Caves du Vatican, mise en scène Jean Meyer, Comédie-Française, 1950 (archives de la Comédie-Française).

Le visage de chaque personnage a disparu au profit d’une photo de la tête de Gide, en écho à son emploi régulier de la parodie. Saynète dans ce wagon de train où Lafcadio est devenu l’incarnation de l’acte gratuit.

Gide et la peinture

Tirage sur papier Fine Art Rag White, contrecollé sur dibond, 90 × 120 cm.

Maurice Denis, Hommage à Cézanne, 1900, huile sur toile, musée d’Orsay, 180 × 240 cm. Substitution des têtes d’Odilon Redon et de Marthe Denis par celles de Gide et de sa femme Madeleine, à l’extrémité droite.

Gide fut l’heureux acquéreur du tableau de Maurice Denis en 1901, un tableau historique important, dont il fit don au musée du Luxembourg en 1928.

Sur le chevalet, une œuvre de Paul Cézanne, invisible ici, représente une nature morte. De gauche à droite sont portraiturés Odilon Redon, Édouard Vuillard, André Mellerio, Ambroise Vollard, Maurice Denis, Paul Sérusier, Paul Ranson, Ker-Xavier Roussel, Pierre Bonnard, et Marthe Denis. Au sujet de ce tableau, Gide écrivait dans un texte manuscrit postérieur à 1944 :

« À Paris nous retrouvions chez Mithouard, directeur de L’Occident, chez Lerolle, chez Arthur Fontaine, une élite de jeunes peintres également fervents et désintéressés [...] Une grande toile, sans doute la plus sévère des œuvres de Maurice Denis, groupe les portraits de ceux-ci et le sien propre, dans la boutique de Vollard, réunis dans un commun Hommage à Cézanne, autour d’une “nature morte” de celui que le public tenait encore pour objet de scandale, mais qu’ils reconnaissaient pour leur maître. Cette toile qui me plaisait entre toutes, sans doute en raison de son austérité même, avant de prendre place au musée du Luxembourg, habita longtemps mon intimité. Elle me semblait consacrer l’amitié de tous ces artistes entre eux, et celle même que je portais à Maurice Denis et à eux tous, dont Bonnard reste le seul survivant. »

L’un des attributs stylistiques de Gide, c’est la mise en abyme. Serait-ce la raison pour laquelle il aima cette œuvre ? C’est en tout cas celle pour laquelle le tableau est reproduit dans le tableau, qui est reproduit dans le tableau, qui est reproduit dans le tableau.

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Expo Solvès

Gide et le livre / la littérature

Tiroir à casse d’imprimerie, fil de cuivre, stylo à encre, papier, papier imprimé découpé, carton mousse, patience.

Tous les mots ont été découpés ou recomposés à partir du recueil Plume d’Henri Michaux. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Gide voulut faire une conférence sur l’écrivain, mais celle-ci fut interdite (lire Découvrons Henri Michaux, Gallimard, 1941). Abécédaire non exhaustif des auteurs/lectures favori-te-s de Gide, chacun-e étant à peu près installé-e dans sa case. Le recyclage du texte de Michaux renvoie au palimpseste, à l’intertextualité, au processus de réécriture régulièrement mis en œuvre par Gide.

Gide et la musique

Plaque d’Altuglas, clavier de piano, partition de musique découpée, résine.

- Mains blanches : copie en résine de mains attribuées à Gide, réalisées par la Chirothèque française (moulage en plâtre, ancienne collection Michel de Bry).

- Main noire : copie en résine de la main gauche de Frédéric Chopin (moulage en plâtre, musée de la Vie romantique, Paris).

Réalisation et tirage : 3DCompare.

Citation extraite des Notes sur Chopin.

« Oui, j’ai passé avec Chopin plus d’heures que je n’en ai passées avec personne d’autre, avec aucun auteur. Mais il est certain que ce n’est jamais en vue de l’exécution pour le public que j’ai étudié. » (La Leçon de piano : conseils d’André Gide à Annick Morice, enregistrement sonore)

Piano à trois mains imaginaire — peut-être désiré ? — entre Gide et Chopin. Une rencontre matérialisée.